Vivant si possible !
En
2012 et 2013, PRESSTALIS, distributeur de 85 % de la presse en
Kiosque a été au centre d'un conflit social de grande ampleur.
Il
y eut pas moins de 20 non parutions de titres, dans la branche des
quotidiens. La baisse des ventes des journaux, la crise de la
rentabilité publicitaire, ont alimenté le contentieux entre les
patrons de presse et le SGLCE-CGT, (Syndicat Général du Livre et de
la Communication Écrite).
Le
patronat voulait 1 200 suppressions d'emplois, par voie de
licenciements secs, sur les 2 500 restants dans la distribution
de la presse.
Après
un an de conflit, le patronat a reculé. Il n'y a pas de
licenciement, les seuls départs seront volontaires, et les salariés
les plus âgés (55 ans) bénéficient d'un plan de départ anticipé,
7 ans avant l'âge de la retraite.
Une avalanche de plans sociaux depuis 20 ans
La
restructuration de la distribution de la presse a commencé en 1993,
la profession comptait 10 000 salariés. A cette époque déjà,
les salariés quittaient l'entreprise à 55 ans, bénéficiant de
dispositifs sociaux entreprise/état.
Il
faut avoir à l'esprit que les ouvriers de la distribution ont
généralement commencé à bosser à l'âge de 14 ou 16 ans, sous
des statuts d'apprentis, dans des métiers éprouvants, (ouvriers
agricoles, restauration, abattoirs, ….), et qu'au long de leur
carrière ils ont porté des journaux à un rythme de 10 a 12 tonnes
par jour, dans une industrie qui ne travaille que la nuit, dimanche
et fériés compris. 8 ouvriers sur 10 sont atteints de lombalgies
allant jusqu'à l'incapacité de travail. Continuer ce travail après
55 ans est de fait impossible.
Dans
les années 2000, l’état a stoppé les dispositifs de préretraites
ou départs anticipés. L'augmentation de la durée de cotisation, le
recul de l'âge de la retraite ont rendu impossible une cessation
d'activité légale pour des salariés usés.
Ces
équipes de travail sont très éprouvées et souffrent de diverses
pathologies : addictions diverses, troubles musculo-squelettiques,
perte du sommeil et autres troubles psycho-sociaux (rapports CRAM,
enquêtes INRS).
L'espérance
de vie dans ce secteur est identique aux statistiques générales :
un ouvrier vit 8 ans de moins qu'un cadre et il vit en bonne santé
jusqu'à 59 ans (COR).
La
mortalité dans les rangs ouvriers n'a en effet pas beaucoup reculé
pour certaines catégories de salariés. Rappelons que dans les
années 1980, l'espérance de vie d'un sidérurgiste lorrain était
de 63 ans alors que la retraite était à 65 ans.
Les
salariés du site de Nancy ont ainsi été confrontés ces dernières
années aux décès de deux camarades âgés de 54 ans pour l'un et
60 ans pour l'autre, sur un collectif de 15 personnes.
Le
patronat sait que l'aspiration à quitter l'usine est un levier
puissant, qui tend à démobiliser les luttes. Il met donc sur la
table à chaque plan social :
- l'annonce d'un plan de licenciement dévastateur,
- la précarité de l'activité professionnelle,
- l'endettement de l'entreprise (dont les salariés seraient responsables) et l’éventualité d'un dépôt de bilan.
Lorsque
ces annonces tombent, le débat sur la lutte à mener est difficile,
l'ambiance lourde dans l'entreprise.
Le
Syndicat doit tenir compte de l'aspiration à quitter l'usine, en
relative bonne santé, après plus de 30 ans d'un turbin éprouvant
chez les salariés. Il doit également tenir compte de la nécessité
d'éradiquer la précarité qui s'est installée dans la profession
ces dernières années (jusqu'à 40 %).
Dans
certaines professions, fortement syndiquées (mineurs, dockers), où
le travail est éprouvant, le Syndicat a compensé la pénibilité
par le salaire, en plus d'un travail revendicatif sur les conditions
de travail, la sécurité. Les salariés étant peu formés, le fait
d'effectuer un travail pénible et fortement rémunéré leur a
longtemps renvoyé l'image d'un statut social dont ils étaient
fiers.
Les
patrons ont préféré payer pour que les troupes fortement
syndiquées ne débrayent pas tous les quatre matins. La souffrance
au travail était de fait niée par tous les acteurs sociaux en
place, à commencer par les plus concernés. Dire que l'on souffre,
qu'on a mal c'est dire qu'on ne peut pas travailler à ce poste.
Parler
de la souffrance au travail dans la profession ne sera possible qu'à
partir des années 1995 / 2000.
Luttes et négociations difficiles
Dans
ce contexte ardu, les conflits portant sur les plans sociaux
deviennent difficiles, très difficiles, même si les salariés,
ouvriers et cadres sont syndiqués à 100 %, précaires compris,
et investis à 100 % dans la lutte.
En
2011, après un an de conflit, un accord a été négocié entre les
patrons et le SGLCE-CGT.
350
salariés ont quitté l'entreprise 7 ans avant l'âge légal de
départ à la retraite, mais il a fallu inclure dans les 7 ans de
revenus, 3 ans de cotisations Pôle Emploi, et donc un passage à la
case chômage.
Contre
quoi le patron paye le salarié à 90 % de son salaire, pendant
les quatre années restantes, jusqu’à la retraite, acquitte toutes
les cotisations sociales y compris la mutuelle (retraite et santé).
Surtout, il embauche la totalité des salariés précaires de
l'entreprise au statut conventionné d'employés de presse, moindre
que le statut d'ouvrier de la presse, mais permettant aux jeunes
précaires une embauche à 1 780 € mensuels net, sur 13 mois,
et 7 semaines de congés payés plus les repos compensateurs.
Nos
ateliers ont rajeunis de trente ans, l'outil syndical a été
transmis dans son intégralité avec la culture de lutte et les
usages unitaires de la profession. Ainsi, les recrutements sont
initiés par les salariés avec leur Syndicat, en direction de
chômeurs syndiqués
Sur
le site de Nancy, 3 salariés sont partis en départ anticipé, entre
54 et 55 ans, 6 embauches de précaires ont été obtenues. Il n'y a
pas eu d'externalisation du travail.
Ces
modalités d'accord ont été votées en AG, durant le conflit, sur
l'ensemble des sites (8), à Paris et en Province. La CGT a veillé a
ce que s'expriment non seulement les salariés concernés par les
départs, mais également les jeunes précaires.
Les
débats ont été parfois tendus.
Le
syndicat CGT n'a accepté de signer un accord de fin de conflit que
si les propositions issues des débats étaient portées à
l'unanimité des salariés. Ce qui fut fait après de long mois de
discussions dans nos ateliers, de contre-propositions, mais surtout
d'arrêts de travail pour signifier notre détermination au taulier.
Dans
leur pratique, les ouvriers du Livre se sont beaucoup plus rapprochés
de l'interpro pour populariser leurs luttes, ils n'ont pratiquement
pas travaillé avec la Fédération du Livre, jugée trop timide et
réformiste par les adhérents.
Les
rapports avec la confédération ont aussi été sobres, le lien le
plus spontané est transversal, pas ascendant. C'est un héritage
anarcho-syndicaliste de notre histoire, une expérience issue de nos
conflits.
On ne gagne pas seul
Cet
accord de départ anticipé peut faire débat.
Les
camarades du SGLCE-CGT qui l'ont signé ne rasent pourtant pas les
murs. Mener une lutte avec 100 % du personnel aujourd'hui ne
garantit pas un grand chelem social à l'issue. Il ne peut pas y
avoir d’îlot de victoire sociale sur un océan de résignation et
de dé-syndicalisation.
Les
luttes actuelles ne sont pas une déferlante : la peur,
l'ignorance sociale, le repli des individus, les trahisons sociales,
le renoncement à une conscience de classe chez les travailleurs,
hypothèquent lourdement les mobilisations nécessaires.
Des
officines syndicales repeintes en partenaires sociaux ont cassé la
culture de la grève, depuis plus de vingt ans les jeunes générations
ne pensent pas qu'un conflit social puisse déboucher sur une vie
meilleure.
Tant
que durera ce climat, les accords découlant des luttes, même des
plus dures, esquisseront une perspective défensive. On ne peut pas
gagner seul, les luttes sociales ont besoin de collectif, de
solidarité, de conscience de classe.
Les
travailleurs de la distribution de la presse tentent, conflit après
conflit, de mener leur lutte pour que d'autres salariés profitent de
leurs combats. C'est de plus en plus dur, mais la détermination
reste intacte. Les défis sont relevés, chaque fois.
Le
plus difficile est bien le débat à mener avec les salariés. Le
monde du travail souffre aujourd'hui d'une déculturation terrible,
d'une perte d'identité, d'une perte de valeurs.
Les
salariés de la presse, tout au long de leurs conflits, ont affirmé
aux patrons, aux gouvernements, qu'ils étaient les experts de leur
travail, et n'avaient pas besoin de tutelle pour décider.
Dans
les conflits, de 2011 à 2013, les ouvriers du Livre ont initié des
débats sur le lieu de travail concernant, entre autres, la signature
de l'ANI (Accord National Interprofessionnel), conseillers généraux,
députés, ont été invités à débattre avec les salariés de la
Presse qui voulaient exprimer aux élus le refus de voir ratifier des
lois anti-sociales.
Chaque
grève a permis aux ouvriers de la Presse de sortir, d'aller dans les
autres entreprises parler aux salariés qui ont peur de faire grève.
En
région parisienne, les ouvriers ont occupé des dépôt qui
sous-traitaient le travail des grévistes, s'opposant physiquement à
la police.
Les
ouvriers de la Presse ont aussi interpellé les élus à l'Assemblée,
au Sénat pour qu'un service public de l'information soit vraiment
mis en place, à l'abri de l’appétit des financiers. Plusieurs
débats ont été initiés, dans les entreprises en lutte. Un débat
national a été mis en place, à Paris, dans les locaux du journal
le Monde. Marie Georges Buffet a recueilli les propositions des
travailleurs en lutte pour déposer un projet de loi.
Cette
culture du débat, les mobilisation qui ont suivi, ont permis de
faire reculer le patronat. Pour aller plus loin il aurait fallu
amener la mobilisation chez les sous-traitants, les camionneurs qui
livrent, les porteurs de journaux, les ateliers de routage privés
qui recrutent pour quelques heures par jour les personnes les plus
vulnérables.
Faute
d'arriver à emmener à la grève les publics les plus fragiles, et
les plus concernés, nous resterons sur des luttes défensives.
Il
est aujourd'hui nécessaire d'apprendre à désobéir et de provoquer
le débat, afin de se réapproprier la grève.
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