lundi 21 octobre 2013

Quitter l'usine, à quel prix ? Dans quel état ?


Vivant si possible !

En 2012 et 2013, PRESSTALIS, distributeur de 85 % de la presse en Kiosque a été au centre d'un conflit social de grande ampleur.
Il y eut pas moins de 20 non parutions de titres, dans la branche des quotidiens. La baisse des ventes des journaux, la crise de la rentabilité publicitaire, ont alimenté le contentieux entre les patrons de presse et le SGLCE-CGT, (Syndicat Général du Livre et de la Communication Écrite).
Le patronat voulait 1 200 suppressions d'emplois, par voie de licenciements secs, sur les 2 500 restants dans la distribution de la presse.

Après un an de conflit, le patronat a reculé. Il n'y a pas de licenciement, les seuls départs seront volontaires, et les salariés les plus âgés (55 ans) bénéficient d'un plan de départ anticipé, 7 ans avant l'âge de la retraite. 
 

Une avalanche de plans sociaux depuis 20 ans

La restructuration de la distribution de la presse a commencé en 1993, la profession comptait 10 000 salariés. A cette époque déjà, les salariés quittaient l'entreprise à 55 ans, bénéficiant de dispositifs sociaux entreprise/état.
Il faut avoir à l'esprit que les ouvriers de la distribution ont généralement commencé à bosser à l'âge de 14 ou 16 ans, sous des statuts d'apprentis, dans des métiers éprouvants, (ouvriers agricoles, restauration, abattoirs, ….), et qu'au long de leur carrière ils ont porté des journaux à un rythme de 10 a 12 tonnes par jour, dans une industrie qui ne travaille que la nuit, dimanche et fériés compris. 8 ouvriers sur 10 sont atteints de lombalgies allant jusqu'à l'incapacité de travail. Continuer ce travail après 55 ans est de fait impossible.
Dans les années 2000, l’état a stoppé les dispositifs de préretraites ou départs anticipés. L'augmentation de la durée de cotisation, le recul de l'âge de la retraite ont rendu impossible une cessation d'activité légale pour des salariés usés.
Ces équipes de travail sont très éprouvées et souffrent de diverses pathologies : addictions diverses, troubles musculo-squelettiques, perte du sommeil et autres troubles psycho-sociaux (rapports CRAM, enquêtes INRS).
L'espérance de vie dans ce secteur est identique aux statistiques générales : un ouvrier vit 8 ans de moins qu'un cadre et il vit en bonne santé jusqu'à 59 ans (COR).
La mortalité dans les rangs ouvriers n'a en effet pas beaucoup reculé pour certaines catégories de salariés. Rappelons que dans les années 1980, l'espérance de vie d'un sidérurgiste lorrain était de 63 ans alors que la retraite était à 65 ans.

Les salariés du site de Nancy ont ainsi été confrontés ces dernières années aux décès de deux camarades âgés de 54 ans pour l'un et 60 ans pour l'autre, sur un collectif de 15 personnes.

Le patronat sait que l'aspiration à quitter l'usine est un levier puissant, qui tend à démobiliser les luttes. Il met donc sur la table à chaque plan social :
  • l'annonce d'un plan de licenciement dévastateur,
  • la précarité de l'activité professionnelle,
  • l'endettement de l'entreprise (dont les salariés seraient responsables) et l’éventualité d'un dépôt de bilan.

Lorsque ces annonces tombent, le débat sur la lutte à mener est difficile, l'ambiance lourde dans l'entreprise.
Le Syndicat doit tenir compte de l'aspiration à quitter l'usine, en relative bonne santé, après plus de 30 ans d'un turbin éprouvant chez les salariés. Il doit également tenir compte de la nécessité d'éradiquer la précarité qui s'est installée dans la profession ces dernières années (jusqu'à 40 %).

Dans certaines professions, fortement syndiquées (mineurs, dockers), où le travail est éprouvant, le Syndicat a compensé la pénibilité par le salaire, en plus d'un travail revendicatif sur les conditions de travail, la sécurité. Les salariés étant peu formés, le fait d'effectuer un travail pénible et fortement rémunéré leur a longtemps renvoyé l'image d'un statut social dont ils étaient fiers.
Les patrons ont préféré payer pour que les troupes fortement syndiquées ne débrayent pas tous les quatre matins. La souffrance au travail était de fait niée par tous les acteurs sociaux en place, à commencer par les plus concernés. Dire que l'on souffre, qu'on a mal c'est dire qu'on ne peut pas travailler à ce poste.

Parler de la souffrance au travail dans la profession ne sera possible qu'à partir des années 1995 / 2000.

Luttes et négociations difficiles

Dans ce contexte ardu, les conflits portant sur les plans sociaux deviennent difficiles, très difficiles, même si les salariés, ouvriers et cadres sont syndiqués à 100 %, précaires compris, et investis à 100 % dans la lutte.

En 2011, après un an de conflit, un accord a été négocié entre les patrons et le SGLCE-CGT.
350 salariés ont quitté l'entreprise 7 ans avant l'âge légal de départ à la retraite, mais il a fallu inclure dans les 7 ans de revenus, 3 ans de cotisations Pôle Emploi, et donc un passage à la case chômage.
Contre quoi le patron paye le salarié à 90 % de son salaire, pendant les quatre années restantes, jusqu’à la retraite, acquitte toutes les cotisations sociales y compris la mutuelle (retraite et santé). Surtout, il embauche la totalité des salariés précaires de l'entreprise au statut conventionné d'employés de presse, moindre que le statut d'ouvrier de la presse, mais permettant aux jeunes précaires une embauche à 1 780 € mensuels net, sur 13 mois, et 7 semaines de congés payés plus les repos compensateurs.

Nos ateliers ont rajeunis de trente ans, l'outil syndical a été transmis dans son intégralité avec la culture de lutte et les usages unitaires de la profession. Ainsi, les recrutements sont initiés par les salariés avec leur Syndicat, en direction de chômeurs syndiqués
Sur le site de Nancy, 3 salariés sont partis en départ anticipé, entre 54 et 55 ans, 6 embauches de précaires ont été obtenues. Il n'y a pas eu d'externalisation du travail.

Ces modalités d'accord ont été votées en AG, durant le conflit, sur l'ensemble des sites (8), à Paris et en Province. La CGT a veillé a ce que s'expriment non seulement les salariés concernés par les départs, mais également les jeunes précaires.
Les débats ont été parfois tendus.
Le syndicat CGT n'a accepté de signer un accord de fin de conflit que si les propositions issues des débats étaient portées à l'unanimité des salariés. Ce qui fut fait après de long mois de discussions dans nos ateliers, de contre-propositions, mais surtout d'arrêts de travail pour signifier notre détermination au taulier.
Dans leur pratique, les ouvriers du Livre se sont beaucoup plus rapprochés de l'interpro pour populariser leurs luttes, ils n'ont pratiquement pas travaillé avec la Fédération du Livre, jugée trop timide et réformiste par les adhérents.
Les rapports avec la confédération ont aussi été sobres, le lien le plus spontané est transversal, pas ascendant. C'est un héritage anarcho-syndicaliste de notre histoire, une expérience issue de nos conflits.

On ne gagne pas seul

Cet accord de départ anticipé peut faire débat.
Les camarades du SGLCE-CGT qui l'ont signé ne rasent pourtant pas les murs. Mener une lutte avec 100 % du personnel aujourd'hui ne garantit pas un grand chelem social à l'issue. Il ne peut pas y avoir d’îlot de victoire sociale sur un océan de résignation et de dé-syndicalisation.

Les luttes actuelles ne sont pas une déferlante : la peur, l'ignorance sociale, le repli des individus, les trahisons sociales, le renoncement à une conscience de classe chez les travailleurs, hypothèquent lourdement les mobilisations nécessaires.
Des officines syndicales repeintes en partenaires sociaux ont cassé la culture de la grève, depuis plus de vingt ans les jeunes générations ne pensent pas qu'un conflit social puisse déboucher sur une vie meilleure.

Tant que durera ce climat, les accords découlant des luttes, même des plus dures, esquisseront une perspective défensive. On ne peut pas gagner seul, les luttes sociales ont besoin de collectif, de solidarité, de conscience de classe.

Les travailleurs de la distribution de la presse tentent, conflit après conflit, de mener leur lutte pour que d'autres salariés profitent de leurs combats. C'est de plus en plus dur, mais la détermination reste intacte. Les défis sont relevés, chaque fois.
Le plus difficile est bien le débat à mener avec les salariés. Le monde du travail souffre aujourd'hui d'une déculturation terrible, d'une perte d'identité, d'une perte de valeurs.

Les salariés de la presse, tout au long de leurs conflits, ont affirmé aux patrons, aux gouvernements, qu'ils étaient les experts de leur travail, et n'avaient pas besoin de tutelle pour décider.
Dans les conflits, de 2011 à 2013, les ouvriers du Livre ont initié des débats sur le lieu de travail concernant, entre autres, la signature de l'ANI (Accord National Interprofessionnel), conseillers généraux, députés, ont été invités à débattre avec les salariés de la Presse qui voulaient exprimer aux élus le refus de voir ratifier des lois anti-sociales.

Chaque grève a permis aux ouvriers de la Presse de sortir, d'aller dans les autres entreprises parler aux salariés qui ont peur de faire grève.
En région parisienne, les ouvriers ont occupé des dépôt qui sous-traitaient le travail des grévistes, s'opposant physiquement à la police.
Les ouvriers de la Presse ont aussi interpellé les élus à l'Assemblée, au Sénat pour qu'un service public de l'information soit vraiment mis en place, à l'abri de l’appétit des financiers. Plusieurs débats ont été initiés, dans les entreprises en lutte. Un débat national a été mis en place, à Paris, dans les locaux du journal le Monde. Marie Georges Buffet a recueilli les propositions des travailleurs en lutte pour déposer un projet de loi.

Cette culture du débat, les mobilisation qui ont suivi, ont permis de faire reculer le patronat. Pour aller plus loin il aurait fallu amener la mobilisation chez les sous-traitants, les camionneurs qui livrent, les porteurs de journaux, les ateliers de routage privés qui recrutent pour quelques heures par jour les personnes les plus vulnérables.

Faute d'arriver à emmener à la grève les publics les plus fragiles, et les plus concernés, nous resterons sur des luttes défensives.

Il est aujourd'hui nécessaire d'apprendre à désobéir et de provoquer le débat, afin de se réapproprier la grève.

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